Bilan du combat

Voici plus de 25 ans, en 1992, Sa Majesté le roi Baudouin rend visite au centre d’accueil Payoke, ce qui attire l’attention du monde politique sur la traite des êtres humains. La même année paraît le livre « Ze zijn zo lief meneer » de Chris De Stoop. Suite à cette publication et à des interpellations d’acteurs de terrain qui constatent que de nombreuses jeunes femmes étrangères sont exploitées dans la prostitution, une commission d’enquête parlementaire est créée. Dès 1995, une loi punit la traite et donne au Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme, auquel Myria a succédé sur ces questions, la mission de lutter contre ce phénomène, en endossant le rôle de Rapporteur national indépendant de facto et en lui permettant de se porter partie civile contre les auteurs de traite.  C’est alors que sont aussi créés deux centres d’accueil des victimes de la traite, Sürya et Pag-Asa, aux côtés de Payoke, présent déjà depuis 1988. Dès 1994, un statut de victime est formalisé et la possibilité est offerte aux victimes étrangères qui collaborent avec les autorités d’être prises en charge par des structures spécialisées et de bénéficier de titres de séjour spécifiques. Il faut rappeler ici combien c’est alors un modèle d’avant-garde pour l’époque.

A côté de cela, la lutte s’est structurée par la création de la cellule interdépartementale. La force du modèle belge, en effet, c’est une approche multidisciplinaire réunissant des acteurs spécialisés (centres d’accueil, policiers, inspecteurs du travail, magistrats, Office des Etrangers, etc). Pour toutes ces raisons, la Belgique est vue comme un modèle sur le plan international.

Mais ce quart de siècle, c’est aussi le temps d’une génération durant lequel le monde a changé profondément. En 1993, nous sortions à peine de la guerre froide, et certains théoriciens nous disaient que nous avions atteint une fin de l’histoire, que la victoire de la démocratie libérale était définitive. Aujourd’hui nous savons que les relations internationales ont été marquées par le chaos, les guerres, les attentats et par un repli sur soi nationaliste de plus en plus vif. En 1993, internet existait à peine. Ce que sont les réseaux sociaux aujourd’hui était alors tout simplement inimaginable. Aujourd’hui le monde est saturé d’informations et d’interactions. En 1993 on parlait d’immigrés, de racisme ou de discrimination, mais on ne parlait pas encore de migrants. Aujourd’hui, 3% de la population est en mouvement et 68 millions de personnes sont déplacées de force, chiffre jamais atteint depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Bref, en 1993, la mondialisation était en marche, mais nous ne pouvions pas encore pas encore saisir l’ensemble des formes d’exploitation qu’elle allait permettre.

Le phénomène de la traite a fortement évolué. Prenons le seul exemple d’internet, auquel Myria a consacré son rapport « traite et trafic » l’an dernier : voilà un outil largement utilisé par les auteurs de traite, parce qu’il est anonyme, universel et peu onéreux. C’est par les réseaux sociaux, par exemple, que les exploiteurs de prostitution forcée recrutent leurs victimes et assurent le marketing de leur offre. C’est par les réseaux sociaux que les loverboys, ces manipulateurs qui parviennent à séduire leurs jeunes victimes avant de les exploiter, entretiennent leur emprise psychologique.

Une autre évolution précieuse réside dans l’évolution de la législation. Depuis 2005, la loi opère clairement une distinction entre traite et trafic d’êtres humains. Ces deux infractions sont désormais réprimées sur base de dispositions différentes. La traite des êtres humains devient une infraction à part entière dans le code pénal, avec des finalités d’exploitation spécifiques, notamment la criminalité forcée. La nouvelle loi permet ainsi de réprimer la traite peu importe la nationalité de la victime. Rappelons à ce sujet qu’il y a aussi des victimes belges de la traite d’êtres humains, comme par exemple dans le dossier des loverboys.

Enfin, des victoires judiciaires ont été obtenues dans certains dossiers. Je pense par exemple, en matière d’exploitation économique, à l’emblématique procès des princesses des Emirats, qui avaient exploité et maltraité leurs domestiques dans les allées d’un grand hôtel bruxellois. La condamnation pour traite était essentielle pour marquer l’impunité de faits de traite avérés sur le territoire belge, quel que soit le statut social ou diplomatique. Je pense encore, plus près de nous, au procès du réseau de la filière de prostitution forcée de mineures nigérianes.

Réflexion sur la nature de la traite

La lutte est difficile parce que le sujet est ardu. La traite est un domaine dans lequel les victimes ne se considèrent pas nécessairement comme des victimes. Un domaine dans lequel les exploiteurs n’utilisent pas seulement la contrainte, la force, la violence, mais aussi, et de plus en plus, la manipulation, la persuasion et la séduction. On ne lutte pas contre la traite seulement avec des moyens policiers et judiciaires de répression mais aussi avec de l’accompagnement, de la recherche et de la psychologie.

La traite, dit-on en général, c’est avant tout de l’exploitation – c’est même, comme le précise la loi « le recrutement, le transport, le transfert en vue d’exploitation ». Mais qu’est-ce au juste que l’exploitation ? Vaste sujet, en vérité : car au fond, dans quelle mesure ne nous exploitons-nous pas quelque peu tous les uns les autres, chaque jour ? N’avons-nous entre humains que des relations spontanées, gratuites, dans lesquelles nous n’attendons rien en retour ? Ce n’est pas évident. La plupart des relations humaines sont régies par des normes implicites d’échange, de respect mutuel, de codes de politesse. Est-ce que d’une certaine manière toutes les relations humaines ne sont pas toujours motivées par une forme d’intérêt mutuel ? Je te rends service, tu me rends service ? Je t’exploite, tu m’exploites ? Je me permets cette formule provocatrice pour bien faire comprendre ce qu’est la traite des êtres humains, et parce que nombre d’exploiteurs tentent parfois de faire croire que leurs victimes n’en sont pas vraiment. La traite ce n’est pas, bien évidemment, le petit commerce des services rendus entre individus libres et égaux. La traite c’est le profit que les uns tirent de la faiblesse des autres. Cette faiblesse peut être économique, mais aussi physique ou psychologique. Il y a traite, il y a exploitation quand l’une des deux parties est affaiblie et qu’elle est à merci d’un exploitant qui dicte sa loi. Il n’y a pas de traite des êtres humains entre sujets libres, égaux et consentants. Il y a traite quand le plus fort abuse du plus faible.  

Perspectives et conclusions

Sire, Majesté, excellences, mesdames et messieurs, je voudrais enfin conclure par quelques réflexions sur l’avenir.

Notre pays peut être fier de son travail en matière de lutte contre la traite des êtres humains. Mais nous avons cependant un point faible important : la prise en charge des mineurs. Ils sont plus fragiles, plus influençables, plus dépendants des réseaux sociaux. En outre, comme dans le cas des jeunes Nigérianes, c’est parfois leur jeune âge lui-même qui constitue la marchandise. Il y a aussi les jeunes filles manipulées par les loverboys, il y a les enfants victimes des réseaux de mendicité ou qui se trouvent forcés à commettre des infractions.

Agir au bénéfice de ces enfants, c’est évidemment renforcer les structures pouvant leur venir en aide. Je pense par exemple à la détection des victimes par les services de première ligne. En 2016, alors que 3.000 mineures nigérianes sont entrées dans l'Union européenne via la Libye, seule une vingtaine étaient signalées au service des tutelles en Belgique. Je pense à l’adaptation du statut de victime de traite, qui devrait être aménagé spécifiquement pour les mineurs, et aux centres d’accueil qui peuvent leur venir en aide. Mais agir c’est aussi briser les liens de confiance entre victimes et auteurs de traite, et investir dans les techniques à cette fin. Ne l’oublions jamais : en matière de lutte contre la traite comme contre le trafic d’ailleurs, ce ne sont pas les grandes démonstrations de force, mais bien les collaborations avec les victimes qui font la réelle différence entre le succès et l’échec.

Nous avons la chance de bénéficier, dans ce pays, de trois centres d’accueil de victimes qui accomplissent au quotidien un travail extraordinaire. Au moment où je vous parle, leur financement stable et durable n’est pas assuré à plus d’une année. Les victimes de la traite méritent un encadrement sûr. Je plaide aussi pour que davantage de moyens et de formations soient octroyés aux services de police, de justice et de l’inspection sociale qui, au-delà du travail important qu’ils accomplissent sur ce terrain, sont contraints de se spécialiser en permanence pour rester à la hauteur du phénomène. C’est à ce prix que notre pays restera en pointe de cette lutte.

Par ailleurs, un grand chantier pourrait être lancé sur l’exploitation économique. Nous ne pourrons durablement enrayer la traite des êtres humains qu’avec l’aide des secteurs dans lesquels elle se déploie. Dans la construction et les transports, la traite n'est pas seulement l’œuvre de criminels professionnels en réseau, mais peut également être celle d’entreprises souhaitant maximiser leurs profits à tout prix. Tant les syndicats que les employeurs ont intérêt à lutter efficacement contre la traite des êtres humains, et ce aussi pour empêcher le dumping social et la concurrence déloyale.  

Enfin, dans quelques jours, le Pacte global sur les migrations des Nations-Unies sera approuvé à Marrakech. C’est le fruit d’une longue négociation dans laquelle la société civile a eu l’occasion de s’investir. La Belgique, en adoptant ce pacte, s’engagera aussi à être au rendez-vous de la lutte contre la traite, qui est explicitement incluse comme l’un des 23 objectifs. Sur ce sujet comme sur bien d’autres, nous devons privilégier la collaboration avec les autres pays. Personne ne peut gagner  cette guerre seul contre tous.

De quoi seront faites les 25 années à venir ? Nous devons rester modestes face à cette question. Confucius disait que l’expérience n’est qu’une lampe portée dans le dos qui n’éclaire que le chemin déjà parcouru. C’est vrai, mais ce n’est pas grave. Parce que l’image cesse d’être effrayante quand on se rappelle qu’on n’est jamais seul. Le propre de l’être humain, c’est de pouvoir compter sur l’expérience des autres. En l’occurrence, ce n’est pas de la lumière de notre propre lampe que nous profitons, mais de celle des marcheurs qui ont tracé le chemin devant nous. Que cette séance académique soit l’occasion de rendre hommage à tous ces acteurs : policiers, magistrats, avocats, assistants sociaux, travailleurs de centres d’accueil, et j’en passe, qui sont, en matière de lutte contre la traite, autant de passeurs de lumière.  Je vous remercie.