Ce dossier concerne le drame d’Essex. Il s’agit d’une vaste affaire de trafic d’êtres humains par un réseau vietnamien de passeurs, dans le cadre de laquelle 23 prévenus étaient poursuivis. Les prévenus étaient de nationalité vietnamienne, belge, marocaine et arménienne. En première instance, le tribunal correctionnel de Bruges a prononcé un jugement sur le dossier principal le 19 janvier 2022.

Cette décision d’appel concerne le dossier principal.

Par ailleurs, deux autres prévenus de nationalité vietnamienne étant initialement introuvables, le dossier les concernant avait été séparé du dossier principal. Ils ont finalement été retrouvés et arrêtés au Royaume-Uni, puis extradés vers la Belgique. Le jugement concernant ces deux prévenus a été prononcé le 13 juin 2022 par le tribunal correctionnel de Bruges. La cour d’appel de Gand s’est également prononcée sur cet aspect du dossier le 23 février 2023 dans l’arrêt n° C/309/2023.

Le 23 octobre 2019, 39 corps ont été retrouvés dans la remorque d’un camion au Royaume-Uni. Les victimes avaient toutes la nationalité vietnamienne et avaient été introduites clandestinement dans un conteneur de camion depuis Zeebruges jusqu’au Royaume-Uni, par bateau.

Au moment des faits, plusieurs instructions judiciaires étaient déjà en cours en Flandre occidentale pour des faits antérieurs de trafic de ressortissants vietnamiens. Ces enquêtes ont été jointes à celle relative aux faits du 23 octobre 2019. L’enquête portait dès lors à la fois sur les faits antérieurs et postérieurs. Sur cette base, toute une série d’activités et de modi operandi de la branche belge du réseau de passeurs ont pu être recensés.

Les principaux prévenus, plusieurs facilitateurs et chauffeurs de taxi de la cellule belge, ont été condamnés en première instance.

Plusieurs (dix) prévenus ainsi que le ministère public avaient interjeté appel contre le jugement du 19 janvier 2022. La procédure d’appel concernait seize prévenus au total, à savoir les prévenus principaux, les facilitateurs tels que les propriétaires des safehouses et les chauffeurs de taxi qui avaient transporté les victimes jusqu’à la région côtière en Belgique et en France. Myria, PAG-ASA et plusieurs parents des victimes décédées s’étaient à nouveau constitués parties civiles dans cette affaire.

Plusieurs prévenus avaient demandé une confrontation. La cour y a donné suite. Cette confrontation a été organisée entre plusieurs chauffeurs de taxi et quelques passeurs vietnamiens.

Les prévenus étant poursuivis comme coauteurs au titre de l’article 66 du Code pénal, la cour a analysé, d’une part, la corréité et la complicité (articles 66 à 69 du Code pénal) et, d’autre part, l’intention pour les préventions de dirigeant d’une organisation criminelle, de participation à la prise de décision d’une organisation criminelle et de participation à la préparation ou à l’exécution d’activités licites dans le cadre d’une organisation criminelle. Elle a par ailleurs analysé la participation à l’infraction de trafic d’êtres humains.

La cour a estimé que la corréité et la complicité (articles 66 et 67 du Code pénal) n’étaient pas applicables à la prévention d’organisation criminelle parce qu’elle exige une participation nécessaire. La cour a déclaré que, conformément à l’article 324ter § 2 et § 3 du Code pénal, il était nécessaire d’examiner si le prévenu savait qu’il contribuait aux activités de l’organisation criminelle. Cette contribution à une organisation criminelle peut passer par la (co-)commission d’une infraction ou par la fourniture de soutien et d’assistance. Par ailleurs, la cour a estimé que, même si l’article 324ter, paragraphes 2 et 3 du Code pénal ne fait pas littéralement référence à une composante « volonté », la doctrine considère qu’une personne doit effectivement agir en connaissance de cause. Il ne faut pas non plus récompenser l’ignorance volontaire. Le comportement du prévenu est comparé à celui d’une personne normale confrontée aux mêmes faits dans les mêmes circonstances.

La cour a jugé que le fait d’apporter son aide ou assistance à l’infraction de trafic d’êtres humains revenait à être coauteur ou complice de cette infraction. Le même acte d’aide et d’assistance peut être considéré comme étant commis en tant qu’auteur dans un cas et en tant que complice dans un autre. Le critère qui détermine s’il s’agit d’une corréité ou d’une complicité réside dans la réponse à la question de savoir si l’assistance fournie était nécessaire ou simplement utile à l’exécution de l’infraction de trafic d’êtres humains. Dans cette affaire, le ministère public s’est surtout fondé sur l’article 66 du Code pénal pour poursuivre les bailleurs des safehouses et les chauffeurs de taxi en tant que coauteurs. La participation criminelle requiert à la fois la connaissance et l’intention (en toute connaissance de cause) et un acte positif de participation. L’aide fournie doit également avoir été nécessaire, peu importe qu’elle ait été de petite ou grande ampleur.

La cour a évalué le rôle et la part de chaque prévenu séparément.

En ce qui concerne le principal prévenu, la cour a estimé qu’il était établi qu’il dirigeait la cellule belge en contact avec la branche vietnamienne et les coordinateurs à Berlin et en France. Il a fourni l’assistance nécessaire lors des dernières étapes de l’itinéraire du trafic. Par exemple, il veillait à ce que les migrants soient cachés dans des safehouses et fixait la date de leur départ pour le Royaume-Uni. À leur arrivée au Royaume-Uni, il décidait quand et comment ils devaient payer. La cour a examiné quels faits pouvaient effectivement lui être attribués et lesquels pouvaient être prouvés. Il a encore été reconnu coupable, mais la peine d’emprisonnement a été diminuée de 15 à 10 ans.

La cour a limité la période d’incrimination à l’égard d’un autre prévenu, que le juge avait considéré comme appartenant aux cadres moyens. Sa peine a été ramenée de dix à quatre ans effectifs.

En ce qui concerne les bailleurs des safehouses, la cour a jugé qu’il n’était pas établi avec certitude et au-delà de tout doute raisonnable qu’ils savaient qu’ils participaient, en tant que bailleurs, à la préparation et à l’exécution des activités de l’organisation criminelle impliquée dans le trafic de Vietnamiens en mettant leur bien à disposition. Ils ont été acquittés.

En ce qui concerne les chauffeurs de taxi, la cour a estimé que la seule mission de transporter des personnes ne revêtait pas en soi immédiatement et automatiquement un caractère criminel. Cependant, les chauffeurs de taxi pourraient être punissables en tant que coauteurs (article 66 du Code pénal). Selon la cour, quatre chauffeurs de taxi (sur huit) étaient effectivement coupables de trafic d’êtres humains, avec ou sans circonstances aggravantes.

La cour a précisé les circonstances qui prouvent qu’ils ont agi en connaissance de cause et intentionnellement. Le fait que les destinations étaient situées près de Calais, dans les champs, sur la côte ouest, qu’il s’agissait de personnes différentes à chaque fois (soi- disant des connaissances et des parents) et que c’était toujours les mêmes donneurs d’ordre qui payaient et donnaient les instructions aurait dû au moins éveiller les soupçons des chauffeurs. La cour a pris en compte les circonstances suivantes : les donneurs d’ordre étaient toujours des Asiatiques qui payaient et indiquaient la destination, sans qu’il n’y ait de contact avec les passagers transportés, qui ne pouvaient pas se faire comprendre dans une langue européenne — en outre, ces « donneurs d’ordre » appelaient depuis de nombreux numéros différents — les lieux de destination n’étaient ni des destinations touristiques ni des destinations d’affaires, mais plutôt des lieux connus pour être des points de départ pour le trafic organisé de personnes vers le Royaume-Uni – en tout cas, il était clair dès le départ que les trajets des Asiatiques vers Calais étaient bien payés – un des chauffeurs de taxi avait en outre négocié le prix à l’avance.

Le fait qu’il s’agissait de courses intéressantes qui pouvaient rapporter beaucoup en peu de temps (l’avantage patrimonial visé) a été décisif. Selon la cour, la réalisation effective de ces courses en taxi de Bruxelles vers l’étranger dans cet ensemble de circonstances montre à l’évidence qu’ils ont agi en toute connaissance de cause et de manière intentionnelle, et non par négligence.

Il y a aussi le fait qu’à un moment donné, ils ont essayé de garder les courses dans le cercle restreint de trois chauffeurs, créant ainsi une collaboration intense entre les donneurs d’ordre asiatiques et ces trois chauffeurs de taxi. Les trois prévenus ont effectué un nombre particulièrement élevé de courses sur une période assez longue. L’ignorance volontaire des prévenus au moment des faits n’est donc pas crédible et encore moins plausible. Compte tenu de toutes ces constatations, la cour a acquis la conviction qu’une forme quasi structurée et organisée de prestation de services à quatre membres d’une organisation criminelle avait été établie entre les trois prévenus sur une longue période de temps.

La cour a examiné si la prévention de trafic d’êtres humains était avérée pour chaque trajet. En ce qui concerne les quatre chauffeurs de taxi, la cour a estimé qu’il était prouvé qu’ils étaient au courant des activités de trafic et qu’ils étaient donc coupables en tant que coauteurs. Les quatre chauffeurs de taxi ont été condamnés à des peines nettement plus légères qu’en première instance, à savoir des peines d’emprisonnement d’un an ou de deux ans avec sursis total (au lieu de peines d’emprisonnement effectives de trois ans, quatre ans et sept ans) et des amendes avec sursis quasi total.

En ce qui concerne les trois autres chauffeurs de taxi acquittés en première instance, la cour a confirmé l’acquittement. Un chauffeur de taxi condamné en première instance a été acquitté. Selon la cour, ce chauffeur de taxi s’est douté, après trois courses, que quelque chose n’allait pas et a donc immédiatement cessé de collaborer.

Les membres de la famille qui s’étaient constitués parties civiles ont obtenu entre 6.500 et 13.250 euros à titre de dommages et intérêts de la part des personnes condamnées. Myria et PAG-ASA ont à nouveau obtenu chacun une indemnisation de 5.000 euros.